lorientlejour, 2021-02-08
Comment les jeunes perçoivent-ils l’évolution des pratiques politiques qui ont marqué le premier centenaire du Grand Liban ? Quelles sont leurs attentes et leurs aspirations pour le futur ? Un étudiant de l’Université Saint-Joseph apporte sa lecture de la question.
Si le Liban est beaucoup critiqué sur sa diversité et l’incapacité de ses citoyens à avoir une même et unique identité, il est clair que le pays du Cèdre, par sa géographie, son histoire, sa beauté maudite, et tant par ses valeurs que par celles de son peuple, a su se démarquer des pays limitrophes en se taillant un cachet unique... suscitant la convoitise de ces derniers, qu’il s’agisse du régime baassiste ou de nos voisins du Sud. Ces valeurs que les régimes les plus divers envient et craignent tant sont, entre autres, un attachement à la liberté et une formidable culture de la vie ; et elles se sont plus que jamais manifestées depuis le 17 octobre 2019 et la désastreuse tragédie du 4 août dernier.
Beyrouth annihilée ressuscite. Beyrouth pourtant pillée s’enrichit des âmes libres de la révolution. Les vivants pleurent Beyrouth et, avec elle, pleurent leurs victimes en attendant désespérément de les venger. Et qu’y a-t-il de plus juste que de libérer Beyrouth des criminelles ordures qui ont causé ce désastre ?
La capitale culturelle et artistique du Moyen-Orient, l’incontournable destination de la nightlife mondiale, a toujours été une ode à la passion, de par ses habitants qui renouvellent à chaque drame leur allégeance inconditionnelle à la vie – au risque de flirter avec la mort ; qui réitèrent à chaque fois qu’ils sont terrassés leur attachement indéfectible à cet interminable combat qui leur impose de ne pas succomber aux ténèbres.
Alors résister ? Sûrement, mais à la seule condition que l’unique maître mot de cette vie soit la liberté, à défaut de laquelle c’est toujours le départ, ou la mort. La liberté par l’art, la musique, la culture, mais aussi et surtout la liberté d’expression qui est constamment en péril sans pour autant pouvoir être contenue, malgré tous les efforts dictatoriaux et antagonistes à l’idée même du Liban, mis en œuvre par ceux qui théoriquement devraient être les gardiens de sa Constitution. C’est d’ailleurs non sans raison qu’il a été jugé nécessaire de rajouter à celle-ci un préambule définissant le Liban expressément comme une patrie définitive pour tous ses fils (donc la complaisance avec tout autre projet expansionniste devrait y être proscrite) et où l’économie ne peut qu’être libre (donc où on ne peut du jour au lendemain décider de prendre en otage les dépôts de Libanais dont le seul crime est celui d’avoir placé leur confiance dans le système bancaire qui est le leur, surtout lorsqu’ils ont plus que jamais besoin de leur argent pour faire face à cette crise sans précédent).
Démasquer le camp adverse
Parce que – rendons hommage à Georges Naccache – deux négations ne font pas une nation, concentrons-nous sur la seule négation qui compte véritablement. Car être libanais en 2020, plus encore qu’en 1920, ça doit l’être contre une seule chose : contre tous ceux qui s’acharnent jour et nuit à détruire ce qui reste du Liban. Il s’agit là du plus vrai, du plus noble, du seul acte de résistance. Aucune concession ne doit être faite lorsque quelqu’un, quels que soient les arguments derrière lesquels il dissimulerait un agenda bien plus large, menace l’entité libanaise. À commencer par certains partis de l’intérieur.
Cent ans après la création de ce Liban qui a tant bien que mal résisté, contre vents et marées, à toutes les tentatives de son annihilation, il ne faut plus laisser de place à des charognards qui, sous couvert de défendre la nation libanaise, ne font que retirer les pierres de cet édifice officiellement construit depuis un siècle mais dont les origines remontent à bien plus loin.
La révolution du 17 octobre a montré que l’identité libanaise, qui est une identité plurielle et multiple, existe aussi par la présence et la poursuite commune d’un but partagé par l’écrasante majorité des Libanais : faire du Liban un État prospère et efficace au service de tous ses citoyens. Mais elle a aussi le mérite d’avoir démasqué le camp adverse. Car face aux milliers de protestataires qui ont rempli les rues, il y a, comme il y a toujours eu au Liban, deux catégories d’ennemis qui les ont combattus, et qui le gangrènent. Il y a ainsi, d’abord, les personnes qui n’ont jamais cru en la souveraineté de ce pays, qui ont prêté allégeance à des puissances expansionnistes nuisibles et dont les considérations sont loin d’englober le bien-être des habitants de ce pays.
La défense de la souveraineté
Qu’elles aient été une nation voisine (où le régime baassiste, qui a occupé le pays durant 29 ans, a encore des sbires qui aimeraient la faire passer pour une nation sœur), qu’il s’agisse de ses satellites locaux, ou encore de la milice islamiste d’obédience iranienne opérant de l’intérieur : les exemples de cette première catégorie ne sont pas à chercher très loin de nos frontières. Ce sont d’ailleurs les mêmes qui, pour consolider l’emprise de la mafia-milice, instrumentalisent de pauvres gens en leur faisant répondre « Chi’aa, Chi’aa » (chiites, chiites) aux cris de « Yasqot hikm el-az’aar » (« Que tombe le régime du voyou ») des contestataires, pour opposer et créer la division entre deux parties de la population dont les revendications devraient en théorie être similaires, considérant la ravageuse précarité qui, elle, ne fait pas la différence entre fanatiques et demandeurs de changement.
Et il y a toujours eu, d’autre part, une seconde catégorie de pourfendeurs du Liban : ceux dont les valeurs n’étaient pas les mêmes que celles de leur peuple et dont l’intelligence limitée ne permettait pas de comprendre l’importance de militer pour l’existence philosophique du Liban, préférant assimiler cet État à une tirelire qu’ils ont pillée comme si c’était la leur.
Les vautours de cette seconde catégorie n’ont cessé de se délecter des fruits de l’acharnement quotidien de nombre de travailleurs dont la sueur et les fronts émaciés sont l’éternel symbole que toute journée de plus au pays du Cèdre est un combat, que chacun de ses habitants libres est un guerrier.
Le plus extraordinaire est que c’est la détestation de ces mêmes vautours qui a permis aux Libanais de s’unir au moment de cette révolution fédératrice, dans un revers magistral à la volonté destructrice et avide de division qui a toujours été la stratégie des partis au pouvoir. Et les milieux de la révolution tentent heureusement de mener l’impérieux combat contre les brigands et le marasme économique.
Mais pour bien condamner ces vautours qui tentent d’emporter avec eux dans leur fin imminente les débris de ce qui reste de l’État libanais, la condamnation de ces pseudo-gouvernants ne peut qu’aller de pair avec la défense fougueuse et non négociable de la souveraineté du pays du Cèdre. Et pour cause : tout terrain cédé à ce niveau est un clou de plus dans le cercueil d’un Liban où les habitants sont libres et à l’abri d’une démocratie à la hauteur des attentes de la nouvelle génération qui fait ses preuves depuis le 17 octobre et qui a encore plus démontré, depuis le 4 août dernier, à quel point ses ressources sont monumentales.
Transformer l’espoir en actes
La jeunesse de ce pays mérite un État où la justice est efficace et où les investissements, le tourisme et la prospérité économique dans un environnement moderne sont possibles et stimulés. Mais cet État-là ne pourrait logiquement jamais exister à l’ombre des armes illégales.
D’ailleurs, malgré la (pré)disposition des Libanais à la résilience, il faudrait être particulièrement absent pour ne pas réaliser qu’il faut désormais plus que cette sournoise qualité, qu’un nombre grandissant d’entre eux, le plus souvent des étudiants au potentiel indispensable pour la refonte du pays, est en train de baisser les armes (intellectuelles) et de choisir le départ. Ce départ qui, depuis avant même la création du Grand Liban, est devenu criminellement normal doit cesser de l’être.
Désormais, l’espoir, qui est presque le devoir national de tout Libanais, doit se transformer en actes et doit être redirigé vers l’édification d’une nouvelle ère pour le pays du Cèdre, une ère dans laquelle les Libanais peuvent enfin connaître et enseigner toute leur histoire, sans concessions, une ère dans laquelle la liberté et la souveraineté ne sont pas négociables et dans laquelle il fait tout simplement bon vivre, sur cet autel où le sang n’a que trop coulé et où le sacrifice est trop souvent de mise – même lorsqu’il n’est pas délibérément choisi.
Pour un nouveau système
Dans les coulisses, c’est un changement de système qui est sur la table, à l’heure où les Libanais n’ont plus grand-chose à manger sur la leur. À ce niveau, les Libanais peuvent se croiser les bras et attendre le pire, comme ils peuvent commencer à agir pour provoquer un changement de système qui soit positif. Les partisans de la seconde option devraient profiter de ce tournant majeur pour commencer à anticiper et influencer toute éventualité de changement du système de manière à ce qu’il se produise à l’avantage des Libanais, dans le respect de leurs valeurs et du rôle philosophique du Liban-rempart face à la persécution de ses « minorités associées », pour reprendre l’expression de Michel Chiha.
La clé et l’équilibre de ce nouveau système résideront dans la découverte de l’équation optimisant la réussite de toutes les composantes nationales à vivre dans le climat le plus apaisé possible. Il faut ainsi commencer à militer pour un État où ne serait-ce que les services les plus basiques, comme l’eau, l’électricité et la gestion des déchets, seraient au moins décentralisés de manière poussée, pour que leur organisation soit facilitée ; et si elle ne l’est pas, les élus censés s’en charger devraient être immédiatement et localement tenus pour responsables.
Terminés ainsi les « Ma khallouna » (« on ne nous a pas laissés faire ») lorsqu’il est question, par exemple, de tenir une promesse concernant l’électricité 24 heures sur 24 et qui finissent, en plus de causer des pannes de courant interminables, par attiser des conflits confessionnels – car l’autre ne pourra plus être blâmé de façon crédible.
Il est grand temps de réclamer un État où la transparence en matière de fiscalité est de mise, et où la majeure partie des impôts sont immédiatement réinvestis au niveau local, pour contrôler les dépenses publiques, apprécier leur impact sur les régions où la majorité des habitants cotisent et inciter ceux qui ne cotisent pas à s’y mettre une fois qu’ils auront enfin constaté le contraste entre le niveau de vie des habitants des territoires où l’on cotise et celui, désastreux, de ceux qui ne seront pas des contribuables.
Il est temps d’édifier un État où la préservation de la nature et de l’environnement est une priorité, surtout en ce qui concerne les carrières dans les montagnes libanaises, les cours d’eau pollués et la catastrophe marine alimentée depuis de nombreuses années par la non-gouvernance des dirigeants libanais, ce qui se répercute dans tous les coins du bassin méditerranéen. Priorité aussi à un État qui investit dans l’industrie et l’agriculture nationales, de manière à augmenter ses exportations et assurer une indépendance notamment alimentaire du pays, créant ainsi des prix abordables pour les consommateurs libanais sur le marché.
La priorité devrait tout simplement aller à l’édification d’un État où on ne construit pas des murs devant des institutions publiques censées représenter le peuple ; elle devrait aller à la construction d’un État sûr, qui ne fait pas 700 blessés par balles réelles quand des manifestants dénoncent la responsabilité criminelle de leurs dirigeants dans la double explosion qui a fait près de 7 000 victimes et ravagé la capitale seulement quatre jours plus tôt. Surtout lorsque, comble de l’ironie, ces dirigeants vont jusqu’à poursuivre en justice des journalistes ayant dénoncé cette pratique dictatoriale (les tirs de la police du Parlement) visant un peuple déjà à bout. Pour empêcher ces abus de pouvoir, il faudrait aussi, par exemple, que dans le Liban de demain, un civil ne puisse en aucun cas être jugé par un tribunal militaire.
Au niveau de la politique étrangère, ce nouveau Liban ne peut être, en raison des affinités supranationales des différentes confessions, qu’un État neutre dont les choix (même les plus basiques) ne pourront plus être otages d’un pouvoir exécutif dont les décisions sont elles-mêmes captives de pays étrangers, aux intérêts divergents et contraires à ceux du Liban. Il s’agirait d’une neutralité dite « positive » qui lui permettrait de conserver de bonnes relations avec ses alliés historiques, et en particulier les pays arabes et occidentaux, avec lesquels le Liban était étroitement lié sur le plan économique mais qui l’ont abandonné du fait de la présence d’un parti qui a offert le Liban aux mollahs iraniens sur un plateau d’argent, tâché de sang libanais.
En pratique, la neutralité serait donc salvatrice, au moins sur les plans économique, politique, touristique, et des aides internationales indispensables qui seront déversées plus abondamment par les rares pays amis qu’il reste au pays du Cèdre.
C’est ce combat titanesque qui doit être mené par la révolution et ses élites avec une intransigeance qui se fait trop rare lorsqu’il est question de ces sujets vitaux. Et la première ligne de cette bataille ne peut qu’être celle des campus universitaires où la possibilité d’avoir de vrais débats de fond n’est soumise qu’à la seule volonté des étudiants de rejeter le populisme des uns et des autres, si toutefois ils y parvenaient. Il s’agit finalement du combat d’une jeunesse qui ne demande qu’à vivre librement dans son pays, le plus beau du monde, et de l’épineuse mission de toute personne portant en son for intérieur une part de l’essence du Liban.
Samir MOUKHEIBER
Étudiant à la faculté de droit de l’Université Saint-Joseph